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vendredi 4 mars 2011

Rencontre avec Jean-Claude Grumberg


Dans le soir descendant de cette fin de journée d’hiver, Jean-Claude Grumberg me reçoit dans son appartement. Lui qui ne se frotte pas à Internet a accepté de répondre à mes questions et de voir ses réponses publiées en ligne. Durant cette grande heure passée ensemble, il a été question de théâtre, de la nécessité d’écrire, de Molières (il en a reçu 5*), de liberté et des rencontres. Une belle rencontre, qui retranscrite en quelques lignes raconte quarante ans de théâtre, et une œuvre singulière qui continue de s’écrire.








La petite histoire de Jean-Claude Grumberg - prologue
J’étais apprenti tailleur avant d’être comédien. J’ai quitté l’école à 14 ans et je suis entré en apprentissage. J’ai rencontré des gens qui faisaient du théâtre et j’ai commencé à faire du théâtre amateur. Et puis petit à petit, je suis devenu comédien.
J’ai commencé à écrire en apprenant le métier de comédien. Au cours d’une tournée où je m’ennuyais beaucoup - j’avais cessé d ‘être aide régisseur donc je ne savais pas quoi faire - j’ai adapté une nouvelle de Tchekhov, Le duel. Et je me suis aperçu que ça ne m‘était pas très difficile. Je ne savais pas ce que c’était qu’être auteur, comment gagner ma vie comme ça.
En tant que comédien, si on m’avait proposé de jouer dans « Mon cul sur la commode », j’aurais été ravi. Mais je n’avais pas le choix, et j’écrivais.


La première pièce montée
Pendant quelques années, j’ai écrit sans être monté, ni joué, ni lu par les professionnels. Et puis j‘ai rencontré Marcel Cuvelier sur un tournage de télévision avec Jean-Pierre Miquel. On jouait un texte absolument terrifiant, très mal écrit. Le réalisateur, qui m’avait pris sans doute par sympathie parce qu’il savait que j’écrivais, m’a demandé si je ne pouvais pas arranger une réplique ou deux. Je lui ai dit qu’on n’avait pas le droit, mais du coup Marcel Cuvelier m’a demandé ce que j’écrivais. Il m’a dit « T’as pas une pièce avec toi, on s’emmerde tellement le soir… ». J’avais mes deux pièces avec moi, « Chez Pierrot » et « Demain, une fenêtre sur rue » et je lui ai donné à lire. Le lendemain matin, au petit déjeuner, il m’a appelé et m’a dit : « J’ai lu les deux pièces, je vais monter « Demain, une fenêtre sur rue » et on verra pour « Chez Pierrot » après ». Comme je ne le connaissais pas et qu’il avait l’air un peu pince sans rire, j’ai pris ça pour une connerie.
Il a réussi, malgré les refus. C’est drôle parce qu’on dit toujours que j’ai été monté dans le théâtre privé au début. Oui, c’est vrai, un théâtre privé de tout.
On a loué la salle, il n’y avait pas d’argent pour le décor, il n’y avait pas d’argent pour les costumes. Marcel Cuvelier et Thérèse Quentin, son épouse qui jouait dans la pièce, ne se sont pas fait payer. Il a réuni  une équipe de comédiens magnifiques. Il était exactement dans le rôle. Thérèse Quentin était formidable. Il y avait aussi des gens qui avaient joué avec moi chez Fabri… Enfin tout ça s’est fait et ça a été un gros succès de presse. Mais on n’a pas eu beaucoup de monde. Tout le monde pense qu’on s’est arrêté en mai 68 à cause des événements mais on s’est arrêté bien avant les événements parce qu’on n’avait personne…


La (nécessaire) écriture
Il m’est arrivé un accident, on a perdu un enfant. J’ai écrit un pièce presque en réaction à ça et je me suis aperçu qu’écrire, ça n’était pas gagner sa vie, c’était et la possibilité et l’obligation de raconter sa douleur, de crier, d’insulter.  Après, je n’ai pas pu reprendre l’écriture telle que je l’envisageais avant.
Cette première pièce était « Chez Pierrot », qui a fini par se jouer des années après.  

Quand j’ai commencé à écrire, il n’était pas question de devoir de mémoire.
Quand j’ai commencé à écrire, c’était le silence.
S’il y avait un devoir, ca serait d’essayer d’oublier. Mais c’est impossible, la mémoire n’est pas quelque chose avec quoi on peut se dire « tiens je veux me souvenir » ou « je veux oublier ».  Les choses sont là.  Alors peut être que le fait d’écrire nous rend plus attentif à notre propre vie, à notre propre passé. Les gens pensent que puisque le temps passe la douleur diminue, mais c’est le contraire.

Ecrire, c’est aussi fabriquer des objets curieux. A l’époque de « Dreyfus », les théâtres me disaient « c’est pas comme ça qu’on écrit du théâtre, c’est une sorte de chronique, on dirait une pièce allemande. En France on n’écrit pas comme ça ». J’étais très sûr de moi : dorénavant, c’est comme ça qu’on écrit.


Tragi-comique, lui ?
Ca n’est pas une volonté d’être drôle, ça sort comme ca… C’est plutôt une manière d’être… Même quand j’essayais de vouloir faire la révolution, je n’y arrivais pas : ça sortait de manière dérisoire. C’est devenu une volonté une fois que je m’en suis rendu compte, mais je ne suis pas dans la recherche du rire.
On ne peut plus écrire, je ne peux pas écrire de tragédie. Les personnages de tragédies ont quelque chose de plus qu’humain. Ils sont demis dieux, rois, etc. Aujourd’hui, ce sont les situations qui sont tragiques, mais qui ne sont pas vécues par des personnages de tragédie.  Je remarque que tous les auteurs qui viennent parler de leurs œuvres aujourd’hui cherchent à faire rire et pleurer en même temps. . Je ne dis pas que c’est moi qui aie inventé ce concept mais d’une certaine manière, j’ai gagné.



Les rencontres
Il faut des gens qui aiment ce que vous faites et qui ont envie que les choses se fassent.

J’ai rencontré dans gens comme Marcel Cuvelier qui travaillaient pour monter les pièces des autres. Marcel Cuvelier m’a sans doute fait gagner 10 ans en montant « Demain, une fenêtre sur rue », avec des moyens dérisoires.  Mais l’important était là. L’important était qu’il adhérait à la pièce, qu’il était d’une discrétion, d’un respect, et en même temps d’une volonté…

Mes plus grands succès au théâtre, « Dreyfus » et « L’Atelier », se sont joués dans les années 70, à l’Odéon, grâce à Jean-Pierre Miquel et à Pierre Dux. Jean-Pierre Miquel a été très accueillant.
Pierre Dux, dirigeait de grands théâtres subventionnés mais il n’avait aucun sectarisme puisque lui comme acteur et metteur en scène n’avait joué que du boulevard, sauf quand il était au Français. Il a décidé pendant une décennie que j’étais le seul auteur contemporain important. Moi et beaucoup d’autres auteurs on se retrouvaient juste au milieu, on n’était pas accepté par le théâtre subventionné et on n’était pas accepté par le théâtre de boulevard. Pour moi ca a été une chance, une rencontre humaine aussi.

Jean-Paul Roussillon voulait que je sois là quand il mettait en scène mais je n’avais pas le droit de parler. Il n’avait d’ailleurs pas besoin de mes conseils mais pour moi c’était super de la voir travailler. Il sentait les choses d’une manière formidable.
Gildas Bourdet, c’était une technique différente. Il parlait huit jours avec l’auteur avant les répétitions et puis après je venais voir la première.
Avec Charles Tordjman pour Vers toi, terre promise, on s’est vu mais vraiment très peu, et puis il a monté la pièce d’une manière que je trouve magnifique.
Pour Rêver peut être, le travail avec Jean-Michel Ribes était formidable. Il s’est investi, il a transformé la pièce. Moi, je voyais un lit dans un tout petit théâtre, lui, il voyait ça dans un grand lieu, et il a réussi quelque chose qui était une sorte de suite rêvée de L’atelier.


Les Molières
Dans les années 70, « Dreyfus » a été un triomphe à l’Odéon, « L’Atelier » c’était pareil, mais les Molières n’existaient pas. On faisait du théâtre et on avait du succès avant les Molières. Ce que les Molières ont apporté, c’est qu’il y a une trace et que quand la pièce se joue, ça aide. Si, comme ca m’est arrivé, la pièce ne se joue plus,  ça ne sert pas à grand chose. A part qu’on est content. Les Molières, c’est une idée promotionnelle. Dans les années 70, on était soit dans le théâtre subventionné, soit dans le théâtre de boulevard. Maintenant, tout le monde joue Feydeau, Labiche, Courteline. A l’époque, on était flingué sur place si on disait qu’on aimait Feydeau. Il y avait quelque chose d’idéologique qui séparait ces théâtres. La frontière existe encore aujourd’hui mais le théâtre privé a plus besoin des Molières que le théâtre subventionné. Essayer absolument de faire régner la justice en disant que parce qu’on a un Molière on est le meilleur auteur… Il faut bien voir ça comme une entreprise promotionnelle pour le théâtre en général, et pour certaines pièces en particulier.
Quand Gilles Ségal a eu un Molière pour une pièce qui effectivement avait été refusée par tous les théâtres de Paris, privés ou publics, et qu’il réussit quand même à la monter et qu’elle reçoit un Molière, ça c’est un moment où il y  avait une sorte de justice.  C’est irremplaçable. Mais à part ça, cette idée de justice à travers les Molières me semble ridicule. Il n’y a pas de justice, c’est injuste.


Jeunes auteurs
Pour les jeunes auteurs, ca continue à aller très mal. Mais quelques uns qui trouvent le créneau, écrivent des œuvres en phase avec l’époque. Ça va très mal parce qu’on pourrait ne monter que Feydeau et Sacha Guitry, puisque tous les comédiens ont envie de monter Feydeau et Sacha Guitry.  Et vu le nombre d’œuvres absolument extraordinaire de Feydeau, on pourrait remplir tous les théâtres de Paris…


Ecrire pour les enfants
En écrivant pour les enfants, j’ai eu le sentiment d’être utile. Ma première pièce écrite pour les enfants s’appelait « Le petit violon ». Un ami dirigeant un théâtre à Londres voulait me passer une commande. En Angleterre, les auteurs contemporains sont beaucoup plus sollicités.  Je lui ai dit que je ne me voyais pas écrire une pièce qui serait écrite en anglais, que je ne pourrais pas traduire, etc. Il m’a dit de monter une pièce pour enfants. Je ne savais pas du tout ce que c’était qu’écrire une pièce pour enfants, je n’avais jamais pensé en écrire une. Mais je n’ai pas osé dire non. Je me disais : «  Ce type est dingue ». Un jour il m’a dit « Envoie-moi la pièce dans 10 jours,  on commence les répétitions dans 3 semaines ». Là encore, je n’ai pas osé lui dire « Je n’ai rien fait » donc j’ai écrit la pièce et je lui ai envoyée. A la première, dans ce petit théâtre au nord de Londres,  il y avait plein de gens de diverses couleurs, langues, etc. Les adultes, les enfants surtout, ont rempli ce petit théâtre et c’est comme si le monde entier entrait. Il y avait des sourds-muets, des aveugles, et puis aussi quelques chaises pour des fauteuils. Je me suis dit « C’est là que ca se passe, c’est là qu’on fabrique du citoyen, qu’on fabrique du mélange ».
Cette pièce a été inscrite sur une liste de l’Education nationale et des enfants m’ont envoyé des lettres, des petits violons découpés. J’ai ensuite écrit Marie des Grenouilles et des enfants m’envoyaient des grenouilles. J’y ai pris beaucoup de plaisir. Quand on écrit, on cherche à se sentir le plus libre possible, et je pense que l’écriture des pièces pour enfants m’a beaucoup libéré.
Un jour, j’étais avec une classe d’enfants de 7-8 ans.  Un des gosses, très agité, me dit « Le théâtre, c’est la gestion du temps.  Une fois que vous avez géré votre temps, vous avez votre pièce ». Il avait raison. Il vaut mieux, quand vous pouvez, écrire une pièce dans le temps où elle va se jouer. On ne peut pas à chaque fois… L’atelier, j’ai mis 5 ans, Le petit violon, j’ai du mettre 2 heures. On ne réfléchis pas. Tant que je réfléchissais à comment écrire une pièce pour enfants, je ne pouvais pas l’écrire.  


Ne pas chercher pour écrire
Je fais beaucoup de recherches, et c’est un grand plaisir, sur des sujets qui n’aboutissent pas forcément. Pour Vers toi terre promise, une amie libraire a passé un coup de fil et j’ai trouvé le cantique. C’est comme quand vous allez sur les quais et que subitement vous tombez sur ce que vous cherchiez. Vous n’aurez jamais ça en tapotant sur un clavier.
Ça devient un signe qu’il faut écrire. Vers toi, terre promise, ça a commencé dans Mon père inventaire où je raconte l’histoire du dentiste en deux pages. Une dame m’appelle et me dit qu’elle est directrice du lycée Lamartine et que la sœur viendra pour le dévoilement d’une plaque au lycée. Est-ce que je veux la rencontrer ? Mais tout de suite j’ai dit non. Je ne veux pas. Et c’est à ce moment là que la décision d’écrire la pièce a été prise. Si je l’avais rencontrée, jamais je n’aurais écrit.


Mort d’un commis-voyageur
C’est François Périer qui voulait jouer cette pièce et qui voulait absolument que je fasse l’adaptation. Miller a refusé mon adaptation. Je ne sais pas l’anglais, donc je ne peux pas le respecter. Mais je considère que Mort d’un commis-voyageur est un des grands spectacles du 20ème siècle, donc j’étais très respectueux, à ma manière. Il a refusé, plutôt pour des fautes d’orthographe. Je n’ai pas apprécié l’attitude un peu seigneuriale de Miller, mais il a écrit une pièce qui se joue dans le monde entier. Il raconte le monde, notre monde. Périer a donc refusé de le jouer dans l’ancienne adaptation. Ça devait se faire au Théâtre du Palais Royal. Quand j’ai appris qu’on me refusait l’adaptation, j’ai téléphoné au directeur du théâtre. Il était en train de parler avec Périer et il a cru que j’étais son assistant. Il m’a mis en attente et il a continué sa conversation. « Vous n’avez qu’à jouer l’ancienne adaptation. » Périer disait non, non, je me suis engagé avec Grumberg, son adaptation est très bonne, je veux que ça soit lui. Quand le directeur a terminé avec Périer, il a repris son téléphone, et j’ai dit « C’est Grumberg ».


Optimiste ?
Franchement, je ne vois pas comment je pourrais être optimiste. Beckett est considéré comme un fort pessimiste. Or, le fait d’écrire ce qu’il écrivait c’est une  forme d’optimiste. Écrire, c’est une activité optimiste. Ce qu’on écrit, pour ne pas mentir est forcément très pessimiste. Mais le théâtre, se réunir et se dire qu’on va travailler un mois et jouer, que tout le monde sera là, c’est résolument optimiste, c’est faire confiance. L’énergie qui sort d’un spectacle peut rentre optimiste des pessimistes. Les générations prochaines vont se retrouver devant des problèmes techniques difficiles à résoudre. La gestion du temps nous est défavorable. Il arrive un moment où on décline, j’ai déjà perdu un œil… Je suis optimiste parce que j’aurais pu perdre les 2, donc le pire n’est pas forcément sûr mais il est envisageable, et c’est déjà bien suffisant.


*Jean-Claude Grumberg a reçu le Molière de l'auteur en 1991 pour Zone Libre, en 1999 pour L'Atelier, en 2009 pour Vers toi, Terre promise. Il a aussi reçu le Molière de l'adaptateur en 1988 pour Mort d'un commis-voyageur et en 1995 pour Mort d'une histoire d'amour.

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